Ecœurement
Rien à voir avec un abus
de sucrerie. Un écœurement aigre, corrosif, douloureux et triste.
Un écœurement qui vient du silence dingue suite à l'agression de
deux jeunes femmes portant le hijab/voile dans les rues d'Argenteuil,
en mai et juin 2013. Un écœurement en raison des faits bien sûr,
rappelés ici ou là.
Rabia
a été agressée le 20 mai par deux individus qui lui ont arraché
son voile et l'ont frappée en la traitant de « sale arabe ».
Lorsqu'elle a voulu porter plainte, les flics l'en ont dissuadé et
ont tenté d'étouffer l'affaire. Leïla a été agressée selon le
même mode opératoire, le 13 juin. Elle était enceinte et a perdu
son bébé quelques jours plus tard. Le 22, près d'Orléans, deux
femmes ont été également agressées sur un parking. Le 23, à
Melun, une femme a failli être tuée, poussée par un individu sur
les rails du RER.
En France,
l'extrême-droite veut tenir la rue. Méric est mort, il y a eu plus d'une
trentaine d'agressions graves à Lyon depuis 2010. Wilfried et
Olivier ont été tabassés à Paris. Des violences homophobes et
racistes ont été répertoriés à Lille, à Bordeaux ces dernières
semaines. Ce week-end encore, à Orléans, à Metz. Où sont les
indignations, les réactions, la révolte ? En dehors de la mort
de Clément Méric, qui a suscité une vague d'émotion et des
manifestations collectives (encore à Paris et Lyon aujourd'hui par
exemples), où est la gauche, où sont les Républicain.e.s, les
humanistes, les soi-disant.e.s démocrates ?
La mort de Clément Méric
a, à juste titre, fait les gros titres. Où sont ces gros titres
quand les personnes agressées ne sont pas blanches ? Pour l'une
des agressions d'Argenteuil, les quelques sites qui ont repris
l'information sont restés prudemment au conditionnel. Il est vrai
que la victime, par son statut de femme, de femme musulmane, ne
serait être pris autant au sérieux qu'un jeune étudiant blanc
d'une école élitiste par notre si belle République. Notez que le
conditionnel, à la limite compréhensible si cette prudence était
respectée pour toutes les agressions relatées par les média
dominants, se double dans ces articles d'un excessif zèle pour
souligner de pseudos incohérences dans les témoignages... Rien de
tel pour la couverture médiatique de l'affaire Méric, où pourtant
on ne savait pas de quoi était armé le principal suspect, ou à
quel groupe il appartenait, où s'il avait le crâne rasé.
Une personne de mauvaise
foi pourrait penser que d'abord une agression, aussi grave soit-elle,
ne relève pas du meurtre, comme dans le cas de Méric. Je pourrais
aussi me dire que les journaux nationaux ne peuvent couvrir chaque
agression aux motifs qu'elle aurait peut-être des motifs politiques.
Mais c'est une vaste
hypocrisie.
Méric, à plus d'un
titre, est la victime idéale pour susciter une couverture médiatique
et une réaction militante, Rabia et Leïla, beaucoup moins. D'abord,
leurs agressions n'ont pas eu lieu au centre de Paris, et pour les
journalistes, comme pour les soi-disant militant.e.s de gauche, se
rendre à Argenteuil paraît relever du miracle. Au rassemblement du
14 juin, 3-4 encarté.e.s ont sorti leurs drapeaux et leurs
autocollants à la gauche de la gauche, mais on ne peut pas dire que
le Parti de Gauche et le NPA ont mobilisé massivement leurs troupes
contrairement aux rassemblements en hommage à Méric. Le NPA est
d'ailleurs le seul parti s'être fendu d'un communiqué de presse.
Deuxièmement, Rabia et
Leïla sont des femmes. Et les femmes, on le sait depuis des lustres,
sont agressées. « C'est habituel, fréquent, devenu normal.
Nous sommes vulnérables, faibles, nous nous exposons et après
allons pleurnicher » hurle l'inconscient collectif. Mais non,
nous, femmes, ne sommes pas de la chair à canon de fafs. Ni de fafs,
ni de personnes.
Troisièmement, et c'est
bien là le plus grave, leurs agressions sont tues parce que Rabia et
Leïla sont des femmes visiblement musulmanes, voilées. Leurs
agressions revêtent un caractère islamophobe évident. Mais dans la
république française, l'islamophobie est aujourd'hui une valeur
officielle, entre les déclarations de notre ministre de l'intérieur,
de plusieurs responsables politiques, de leaders d'opinions soi
disant de gauche, et des lois liberticides qui restreignent l'accès
à l'école et à certaines professions. Cette islamophobie
s'articule spécifiquement envers les femmes, comme par hasard, et la
féministe blanche que je suis ne peut pas ne pas le remarquer, en
plein accord avec celles qui le subissent au quotidien.
Et là réside le cœur
de mon écœurement.
Le cœur de mon
écœurement, c'est de voir notre incapacité à nous, féministes
blanches, militantes, à rejoindre ce combat, cette indignation.
C'est cette envie de pleurer de voir que nous sommes une poignée au
rassemblement d'Argenteuil le 14 juin. Nous abandonnons d'autres
femmes. Les slogans du type « tant que toutes les femmes ne
seront pas libres, nous nous battrons », ont-ils encore un sens
lorsqu'aucune organisation féministe blanche, radicale ou plus
institutionnelle, n'appelle aux rassemblements du 14 et du 22 juin à
Argenteuil, à l'exception du collectif des féministes pour
l'égalité? Regardons notre nombril ! Sommes-nous réellement
solidaires ? Comme me le disait une amie récemment, sommes-nous
prêtes à accepter tout le monde « en rangers ou en burqa »
comme le clamaient les affiches de la marche de nuit du 26 novembre
2011 ? Il faudrait
peut-être songer à cesser d'instrumentaliser certaines minorités
dans nos slogans, comme caution d'un positionnement politique à
l'intérieur du champ féministe, si ces slogans ne recouvrent aucune
solidarité réelle, si en réalité nous ne sommes pas capables de
vraiment interroger les raisons de l'entre-soi blanc que nous
cultivons. C'est bien beau de dire que nous sommes solidaires des
femmes voilées sur des affiches, quand en réalité très peu de
femmes voilées et racisées trouvent leur place parmi nous -et nous
devons nous demander pourquoi, en quoi nos comportements peuvent être
excluants-, et quand nous sommes incapables d'être vraiment
solidaires dans les faits. Quelles sont les raisons peu
glorieuses de notre hésitation ? Il s'agit maintenant de se
regarder dans la glace, et de choisir notre camp. Veut-on d'un
mouvement féministe puissant et inclusif, qui soutient, réclame,
hurle pour les libertés de toutes ; ou sommes-nous entrain de
nous couper définitivement d'une partie des femmes en les
excluant tout simplement et en leur refusant, par notre silence, une
place concrète parmi nous ? Ce que nous faisons subir à ces
femmes avec ces tergiversations va au-delà de l'indécence, c'est du
suicide. Comment nous feraient-elles confiance pour mener nos luttes
féministes communes ? Au vu de la solidité du patriarcat, les
féministes blanches ne peuvent se permettre d'agir seules. Et si
nous savons que racisme et sexisme s'articulent, si le milieu
militant regorge de brochures et de glose sur l'intersectionnalité
et la convergence des luttes, il est plus que temps de les mettre en
pratique.
Parce que si le combat
contre l'extrême-droite nous unit, il doit le faire réellement, et
pas seulement lorsque nous pouvons nous identifier à ses victimes
par l'assignation de « race » ou par l'appartenance
sociale.