Sciences Po : Du machisme latent à l’acharnement

Comme chaque année, le BDS (Bureau des Sports) de Sciences Po Lyon organise au mois d’octobre une soirée intitulée "3P" (Putes-Pétanque-Pastis). Nous avons découvert hier avec stupeur l’affiche de l’événement, affiche placardée sur les murs de l’IEP.
Sur les réseaux sociaux, notre prise de position visant à dénoncer les choix de communication de l’association a été violemment attaquée. En réponse, nous avons rédigé un article qui questionne plus largement le problème, qui évoque l’absence des notions primordiales de genre, sexualité, intersectionalité tant dans l’enseignement à Sciences Po Lyon que dans celui qui nous a été dispensé auparavant.
Oslo, le 07 Octobre 2014
Étudiantes à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, nous sommes depuis deux mois en Norvège pour une année de « mobilité » Erasmus. Ici, pas de jugement : chacun fait ce qu’il veut. Pas de sifflement, pas d’insulte, pas de regard insistant quelle que soit la taille de la jupe ou la hauteur des talons.
Enfin, nous apprécions cette société qui nous fait croire à l’égalité homme-femme. Deux mois, c’est peu, mais suffisant pour se rendre compte des différences de mentalités, (notamment sur les questions du genre et de féminisme) entre le pays qui nous accueille et la France.
Ce matin, alors que nous consultons la page Facebook de l’IEP, une découverte rend le contraste encore plus flagrant. Le Bureau des Sports, association étudiante ayant pour vocation de promouvoir le sport au sein de l’établissement, a communiqué la veille sur un événement bien connus des étudiants, la 3P.
« 3P » ? Simple association de trois mots : Putes-Pastis-Pétanque. La tradition veut que la rentrée sportive soit fêtée autour du cochonnet. Rien ne vous choque ? Nous, si.
Longtemps controversé, le nom de la 3P avait été changé l’année dernière pour devenir, au grand dam des défenseurs de cet humour si particulier, la soirée Potes-Pastis-Pétanque. Le changement de nom avait été approuvé par les étudiants de l’IEP, par le CCRASS (Collectif Critique de Réflexion et d’Actions Sociales et Solidaires) notamment. Déjà choquées par ce revirement, nous découvrons l’affiche choisie par le nouveau bureau...
« Tout est une histoire de boules ». Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu et les autres peuvent bien se retourner dans leur tombe... Il semble que leurs écrits n’ont marqué personne, du moins pas ces étudiants de Sciences Po Lyon. Nous dénonçons cet événement sur le groupe Facebook de l’école, en essayant de comprendre où en sont les « Iepiens » dans leur réflexion sur le machisme. Les commentaires affluent : quelques-uns notent le (très) mauvais goût de l’affiche, la jugeant médiocre. Les autres, à l’inverse, mettent en scène un mélange d’insultes et de photos érotiques voire pornographiques en guise de réponse. Des étudiants cherchent à calmer le jeu en expliquant que l’affiche, ainsi que les commentaires, les ont fait rire, mais qu’ils sont (bien évidemment) pour l’égalité hommes-femmes. Très vite, les commentaires dérapent, et nous voilà face à des attaques personnelles. Le sujet du débat - à savoir si l’humour sexiste véhiculé par une association étudiante au sein de l’IEP est acceptable ou non - est alors perdu de vue.
Classique, nous direz-vous.
La superficialité des débats sur Facebook n’est plus à démontrer. Cependant, ceci a permis à de nombreuses personnes d’exprimer leur soutien à nos idées, de partager nos convictions et notre volonté d’agir contre le machisme - non plus latent mais désormais assumé - dans notre école.
Suite à ces échanges sur les réseaux sociaux, nous faisons l’état des lieux des mentalités ailleurs, dans les autres IEP. Le résultat de nos recherches nous afflige :
  • Sciences Po Lille : la soirée « Amène tes biatchs » [Biatchs, dérivé de bitch : littéralement « chienne »] dont nous ne connaissons pas la date, est annulée suite à des réactions, sans que les médias s’emparent du sujet.
  • Sciences Po Toulouse : soirée organisée par le Bureau des Sports de l’école prévue le 24 Janvier 2013 et nommée « Plombiers vs Chaudières ». L’affiche nous laisse tout autant abasourdies :

L’antenne d’Osez le féminisme de la région publie un communiqué (disponible ici :), la Dépêche, en fait un article sur son site :
Suite aux réactions, la soirée est annulée.
  • Plus récemment, c’est Sciences Po Bordeaux, avec son débat sulfureux sur la toile « pour ou contre l’excision » dont le contenu se résumait à sonder les Iepiens en leur proposant des réponses affligeantes (« POUR, dans son rôle de communalisation, et comme forclusion de la violence » ou encore « C’est pas ma guerre ! ») ; ainsi que ses équipes sportives « les Violleyeurs », « Mi-putes Mi-soumises » qui fait controverse.
L’Express et Rue89 s’emparent de l’affaire dans deux articles.
Nous assistons donc à l’entrée de notre IEP dans cette consternante communauté. Les autres incidents dans les autres établissements n’ont vraisemblablement pas servi de leçon. Dès lors, ces discours sont-ils simplement des tentatives d’humour ou autant de preuves d’un sexisme enraciné ?
Notre réponse est claire : les représentations qu’ils véhiculent ne sont pas acceptables. Nous ne les acceptons pas. Mais comment les refuser autrement qu’en demandant un changement de modèle, une réflexion critique ? Nous mettons clairement en cause aujourd’hui l’enseignement dispensé non seulement à Sciences Po, mais plus généralement tout au long de notre scolarité. L’attractivité de la formation repose notamment sur la promesse d’une pluridisciplinarité, d’un regard critique sur les événements passés et contemporains, induisant une ouverture d’esprit.
Seulement, les notions primordiales, on ne peut plus actuelles, que sont le genre, le féminisme et la sexualité sont absentes de notre formation. Nos débats académiques et dans la sphère publique étudiante n’en font pas cas. Les classiques « du genre » (La domination masculine, Bourdieu. Le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir...) ne seront donc pas lus ni connus de la grande majorité d’entre nous.
Pourtant, toutes les politiques publiques des cinquante dernières années ont croisé ces sujets et, dans le contexte actuel (mariage pour tous, abécédaire de l’égalité, PMA, genre à l’école..) il relève de la plus simple logique que des établissements d’enseignement supérieur s’emparent de la question. Les sujets de genre, de sexualité, de conjugalité, et d’intersectionnalité ne doivent pas être considérés comme superflus. Mais rien n’y fait, et nous nous retrouvons à débattre avec des étudiants non sensibilisés sur des sujets qui précisément nous touche, des sujet qui affectent toute la société. Facebook est un lieu public où l’identité visuelle compte. Difficile de se faire une idée de l’impact de ces images et de ces mots connotés dans ces conditions. Difficile de rigoler avec un sujet brûlant, qui nécessite un débat de fond toujours avorté. Le rôle des IEP est central ici.
Tout autant que l’éducation que nous avons reçue par le passé (école maternelle, primaire,collège, lycée, facs et prépas), Science Po se doit, en tant qu’établissement d’études politiques de nous aider à (re)penser et consolider nos raisonnements. Ce silence, qui tend vers l’absolu, provoque la scission parmi les étudiants : ceux/celles qui vont utiliser ou rire d’un humour gras, sexiste et machiste qu’ils jugent inoffensifs face à ceux/celles qui, engagé-es dans cette question sociétale, s’indignent face à la légèreté de leurs camarades.
Il y a incompréhension, mais participation active des Iepiens (à travers des commentaires, et des likes) à ce débat. Dès lors, si nous voulons le retrait de cet événement, ou du moins l’abandon du mot « Putes » et de l’affiche, il nous apparaît surtout nécessaire d’alerter sur l’absence de débat et de ces enseignements au sein d’une structure promouvant l’esprit critique.
Pour éviter ça :
M et M, ainsi que tout-e-s les étudiant-e-s qui ont participé activement à la relecture du texte et qui ont soutenu l’initiative .

P.-S.

Le 14/10 : Suite à l’affaire, l’administration a fait retirer les affiches et pris position contre la tenue de la soirée telle qu’elle était prévue initialement. Des professeures de l’IEP ont apporté leur soutien et l’une d’entre elles a même proposé un débat à ses étudiants de Master en début de cours. Des excuses du BDS ont été présentées sur les réseaux sociaux et la soirée s’est vue renommée « Pastis, Pétanque, Pamplemousse ».
Si un dialogue avec l’administration a été entamé, nous restons cependant fermes sur nos positions. A l’heure actuelle, les étudiants sont encore divisés sur le sujet et beaucoup ne comprennent pas nos revendications, considérant que notre « lutte est plus utile ailleurs ». Il y a donc, plus que jamais, besoin d’ouvrir le débat pour permettre une prise de conscience collective.

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